L’hydromel, la boisson des dieux ?

mars/avril 2018

Archéologue et directeur de recherche émérite au CNRS, Fanette Laubenheimer (2015) présente l’hydromel comme : « la plus simple des boissons alcoolisées, du miel et de l’eau, deux produits naturels qu’il suffit de laisser fermenter avec de la chaleur. Un essaim abandonné dans la forêt se serait rempli d’eau de pluie et le mélange aurait naturellement fermenté. Des chasseurs de la préhistoire passant par là auraient goûté ce breuvage et se seraient régalés. C’est ainsi qu’on raconte volontiers la découverte de l’hydromel. »
L’apiculteur se demandera sans doute comment un essaim, qui est par nature sauvage, peut être abandonné dans une forêt et comment il se serait rempli d’eau ?
Ce n’est pas sans rappeler l’aventure de ce berger des Causses qui avait oublié dans une grotte son casse-croûte composé de pain et de caillé de brebis et qui, à son retour, aurait découvert la recette du fromage de Roquefort. Le Penicillium roqueforti avait bien fait son œuvre !

Une boisson anciennement très répandue
Delluc et al. (1997) notent que : « le miel et divers fruits peuvent fermenter naturellement et il n’est pas exclu que les pré-agriculteurs s’en soient rendu compte. Sur un total de 95 sociétés primitives étudiées au cours de notre siècle, 46 se sont montrées capables de fabriquer des boissons alcoolisées comme les Bushmen San, les Inuits et les Aborigènes australiens. Ces boissons, bien moins alcoolisées que celles issues de la distillation, ne sont fabriquées que périodiquement, en fonction de la saison, et sont bues rapidement ; de fortes conventions sociales en limitent en outre la consommation, volontiers ritualisée ».
La recette proposée par Dumay (1997) [« Il suffisait de jeter un rayon de miel sauvage dans l’eau pour obtenir de l’hydromel »] laisse pourtant bien dubitatif l’apiculteur qui connaît la difficulté à lancer et conduire une bonne fermentation: dosage du miel, introduction d’une levure, propreté du récipient, température… C’est sans doute pour cette raison que cette boisson devait être bue rapidement: Il y avait de grandes probabilités pour que ce ne soit qu’une piquette car si les matières étrangères laissées dans les vases ou celles que contenaient les eaux plus ou moins troubles étaient suffisantes pour représenter l’engrais nécessaire à la levure, elles induisaient une fermentation tout à fait aléatoire. D’ailleurs, Delluc ne parle pas d’hydromel mais de « boissons alcoolisées ». Ne serait-il pas plus exact de penser à la boisson fermentée, faite de miel et de fruits sylvestres, voisine de la chicha, citée par J. Vellard (1939) ?

À la recherche du premier « hydromellificateur »
Pour Cazenave (1989) : « l’hydromel est toujours, symboliquement, rattaché à l’idée de divinité, et plus particulièrement au thème de l’ivresse comme source de l’inspiration. (…). L’hydromel serait le symbole des « liqueurs de l’ivresse » qui remonterait aux populations pré-indo-européennes du nord et qui serait en rapport avec leurs pratiques chamaniques ».
Lévy-Strauss (1967) s’est évidemment intéressé au mythe sur l’origine de l’hydromel, avec l’importance de cette boisson fermentée chez les indigènes du Chaco [nord de l’Argentine]. Voilà qui pourrait nous ramener à des temps très anciens de l’histoire de l’humanité : « Du temps qu’on ne connaissait pas encore l’hydromel, un vieillard eut l’idée de diluer du miel avec de l’eau et de laisser le liquide fermenter toute la nuit. Le jour venu, il en but un peu et le trouva délicieux, mais personne d’autre ne voulut y goûter, craignant que ce ne fut du poison. Le vieillard dit qu’il ferait l’expérience car, à son âge, la mort serait de peu d’importance. Il but et s’écroula comme s’il était mort. Mais, pendant la nuit, il revint à lui et expliqua à tous que ce n’était pas du poison. Les hommes creusèrent une plus grande auge dans un tronc d’arbre, et burent autant d’hydromel qu’ils purent préparer. C’est un oiseau qui creusa le premier tambour, il le battit toute la nuit et, le lendemain, il se changea en homme ». Le mythe est tiré de A. Metraux, Myths and Tales of the Matako Indians, 1939.
Le passage de la grande auge au premier tambour est d’un raccourci d’abord surprenant, mais Lévy-Strauss ajoute que : « l’intérêt de ce petit mythe est d’établir une double équivalence : entre le miel fermenté et le poison d’une part, entre l’auge à hydromel et le tambour de bois d’autre part (…). On notera que l’invention de l’auge-tambour entraîne la transformation d’un animal en humain, et que, par conséquent, l’invention de l’hydromel opère un passage de la nature à la culture ».
Plus près de nous, ne faudrait-il pas aussi s’interroger sur les sens du mot « buc », d’origine celte, et qui désigne, de Toulouse à la mer, la ruche en tronc d’arbre, mais aussi une conque ou bassin fabriqué avec un morceau d’écorce. Ce tronc d’arbre creux n’a-t-il pas pu être aussi un tambour ? Cette conque n’avait-elle rien à voir avec l’écorce d’arbre arrangée en vase dont la légende dit qu’elle a contenu un rayon de miel abandonné sous la pluie ?

Mais ce vieillard tout pétri de la sagesse de l’âge n’était-il pas un chamane entré en transe après une consommation excessive d’hydromel qu’accompagnaient les battements de tambour ? Au matin, le charme cessa et il redevint un homme parmi les autres.
Nous ne sommes pas très loin de la mythologie grecque à laquelle pensent les frères Tavoillot (2015) : « Dans la mythologie grecque, avant Aristée, l’abeille avait joué un rôle non négligeable dans le commencement des choses ; lorsque le monde n’était pas encore tel qu’il est ; lorsque le Cosmos émergeait à peine du Chaos originel. En effet, avant Aristée, c’est une nymphe proche de Déméter la déesse de la fertilité (et du mariage) qui est réputée avoir découvert dans la forêt les premiers rayons de miel. Elle s’appelait Mélissa. Ce fut la première à oser goûter le miel et avoir l’idée de le mélanger à de l’eau pour en faire une boisson: l’hydromel. Tout cela enchanta ses compagnes qui adoptèrent aussitôt cet aliment (…). Le miel tient un rôle décisif dans le passage des forces naturelles primitives, destructrices et chaotiques, à un ordre et une harmonie cosmiques. C’est l’aliment naturel qui permet de sortir de l’état de nature ; la première douceur dans un monde de brutes. Dans le mythe de Mélissa, c’est après en avoir goûté, grâce à l’enseignement des nymphes, que les hommes quittèrent l’état sauvage ».

Nicolas POUSSIN, Jupiter enfant nourri par la chèvre Amalthée, 1638. La nymphe Mélissa prélève pour lui du miel des ruches d’Aristée, le premier apiculteur.

On ne connaîtra sans doute jamais l’histoire de la découverte de l’hydromel, « la boisson fermentée la plus ancienne que l’on ait bue » pour F. Laubenheimer (2015), mais le mythe de son invention est répandu de par le monde, depuis des temps fort anciens. Sans remonter jusqu’à l’émergence du Cosmos, que ce soit un vieillard ou quelque nymphe divinisée en compagne de Déméter, il suffisait de « jeter un rayon de miel sauvage dans de l’eau » selon Delluc pour obtenir cette boisson (après l’avoir pétri entre ses doigts quand même, ce qui sous-entend une préméditation) ; mais du miel insuffisamment mûr n’aurait-il pas, plus possiblement, fermenté et débordé d’une outre oubliée dans quelque campement préhistorique momentanément abandonné ? Homo sapiens l’aurait goûté à son retour et aimé jusqu’à s’en enivrer, entraînant son passage « à un ordre et une harmonie cosmiques ». D’un fait réel on tire souvent de bien belles légendes…

Jean COURRÈNT
Apistoria

Photos extraites d’une conférence présentée à Narbonne par Fanette Laubenheimer.

Ressources bibliographiques
CAZENAVE (Michel), Encyclopédie des symboles, 1989.

DELLUC (Gilles et Brigitte) et Roques (Martine), « L’apport des nutritionnistes à la compréhension des comportements alimentaires des Homo sapiens », in L’alimentation des hommes du Paléolithique, approche pluridisciplinaire, Eraul 83, Liège, 1997.
DUMAY (Raymond), Le rat et l’abeille, Phébus, 1997.
LAUBENHEIMER (Fanette), Boire en Gaule, 2015.
LÉVY-STRAUSS (Claude), Du miel aux cendres, 1967.
TAVOILLOT (Pierre-Henri et François), L’abeille (et le) philosophe, Étonnant voyage dans la ruche des sages, 2015.
VELLARD (Jehan), Une civilisation du miel, 1939.