Les corps francs de Gironde dans la guerre franco-prussienne (1870-1871). I – Généralités

Janvier/Février 2021

Outre l’armée d’active et la Garde nationale (mobile, mobilisée et sédentaire) une troisième composante participe à la défense nationale : les corps francs ou francs-tireurs. Le second terme pouvant désigner des unités spécifiques, le premier est préférable comme dénomination générique.

 

Les corps francs

Ce sont des unités irrégulières, car constituées hors des autorités militaires. D’initiative privée, elles rassemblent des volontaires qui, théoriquement, doivent s’habiller et s’équiper, voire parfois s’armer (francs-tireurs Flower), à leur frais. Mais l’organisation ex-nihilo d’une unité de combat coûte cher et tous les volontaires ne sont pas issus des classes aisées, aussi subventions des autorités civiles et souscriptions publiques viennent à leur aide. Généralement elles élisent – à l’instar de la Garde nationale sédentaire – leurs chefs, déterminent leur uniforme. Ces troupes d’importances variables : quarante hommes pour les Francs-tireurs d’Abzac-de Verdier, cent quatre-vingt-quinze à deux cent pour la 1ère compagnie des Tirailleurs girondins, forment des compagnies parfois réunies en bataillon (Francs-tireurs girondins).

En Gironde, né des premières défaites, c’est un phénomène urbain (concentration de population, notamment aisée, patriotisme « national » plus profond qu’à la campagne) et essentiellement bordelais. Toutefois toutes les classes sociales, toutes les religions, toutes les opinions politiques sont représentées (Tirailleurs girondins). L’objectif des corps francs est de mener une « guerre de broussaille », de partisans ou petite guerre alias guérilla : reconnaissance, embuscade, coups de main, sabotage des lignes ferroviaires, harcèlement. Les plaines ouvertes comme la Beauce ne leur sont pas favorables. Cependant l’état-major militaire qui les voit d’un mauvais œil (des civils prétendant faire la guerre !) a la tentation de les utiliser à contre-emploi, en formation comme des mobiles. Finalement, à l’armée de la Loire, la plupart des corps francs vont être agrégés aux Francs-tireurs de Paris commandés par Lipowski, aventurier d’origine polonaise et comte autoproclamé.

Ces coureurs des bois sont comme les coureurs des mers, reconnus ou non par les autorités militaires. Dans le premier cas, le chef d’unité reçoit du ministre de la Guerre un certificat de belligérance (lettre de marque pour les corsaires), et doit en distribuer un à chacun de ses hommes à conserver sur eux ; c’est l’équivalent du livret militaire pour les mobiles et mobilisés. Ce document transforme des civils en combattants, et les place sous la protection des lois de la guerre. Dans le second cas, ce ne sont que des bandes de brigands (ce que certains étaient vraiment) comparables aux pirates, des irréguliers (comme les Partisans du Gers) qui pris les armes à la main étaient fusillés sans autre forme de procès.

Tant l’Empire que la République eurent la même attitude envers eux : encourageant d’abord leur formation, puis de plus en plus réticentes, craignant, non sans raisons, qu’ils formassent des noyaux factieux armés (républicains pour l’Empire, communalistes pour la République). Leur dissolution est décidée par le décret du 29 janvier 1871. Toutefois ceux rattachés aux corps des généraux Lipowski, Cathelineau et Charrette sont maintenus par une circulaire du 24 février. Ce n’est qu’après la signature des préliminaires de paix du 26 février qu’ils sont définitivement licenciés.

 

Une étude délicate

Deux raisons concourent à ce que l’étude des corps francs soit difficultueuse : les sources et leur dénomination. Pour la Gironde seul l’ouvrage du colonel Bujac, paru en 1913, Mobiles. Mobilisés. Corps Francs de la Gironde, en dresse une liste et donne un bref historique. Aucun de ces combattants n’a publié de mémoires ou d’historique de leur unité. Aux Archives départementales, quelques pièces les concernant sont mêlées, éparses, avec celles des mobiles et des mobilisés. Les associations d’anciens combattants : Groupe des corps francs girondins, Groupe des tirailleurs girondins 1ère compagnie, Légion alsacienne-lorraine de la Gironde, représentées dans le Comité d’action pour l’érection à Bordeaux du monument départemental à la mémoire des enfants de la Gironde morts pour la Patrie en 1870-1871 (monument de la place de la République), n’ont pas laissé d’archives. Néanmoins, les Archives de Bordeaux-Métropole conservent quelques liasses pour certains de ces corps francs, et le Service historique de la Défense, à Vincennes, dispose aussi de dossiers plus ou moins éparpillés et très incomplets : ainsi n’avons-nous rien trouvé dans les archives sur les Francs-tireurs Tailleuret auxquels Bujac consacre une page. La presse de l’époque fournit diverses précisions et révèle l’existence de plusieurs corps francs. Le hasard révèle aussi parfois des correspondances privées.

Au-delà des sources, retracer l’histoire et les effectifs d’un corps franc est compliqué par l’instabilité de sa dénomination. La même appellation pouvant désigner plusieurs unités, et la même unité peut être dénommée diversement. Bujac traite des Francs-tireurs Godefroy-Cavasso, des noms de leurs chefs. Ce corps franc est initialement connu comme Bataillon girondin, puis comme Francs-tireurs Girondins, sans compter que les évènements l’ont scindé en deux compagnies distinctes. Bataillon girondin désigne aussi, à la fin de la guerre, le 4e bataillon des Francs-tireurs de Paris (de Lipowski), composé de la 2e compagnie des Tirailleurs girondins, et des quatre compagnies (les deux dernières fusionnées) des Francs-tireurs de la Gironde, ces derniers fréquemment désignés comme Francs-tireurs girondins ! De fait, le fil conducteur demeure le patronyme du chef d’unité, mais il arrive qu’il soit remplacé, ou que le commandement soit partagé. La compagnie séparée de la troupe de Cavasso, est dite compagnie (ou francs-tireurs) tantôt Godefroy, tantôt Delamarre.

Tenues des Quarante gentilshommes de Paris (à gauche ; fond gris à distinctive noire) et officier des Francs-tireurs de la Sarthe 1ère tenue (à droite, bleu foncé à distinctive verte, galons or), telle que l’a peut-être portée Tailleuret et sous réserve du grade. Extrait d’une planche d’Henri Boisselier (Bulletin de la Société des collectionneurs de figurines historiques, 1957/6, pl. 238) mise ultérieurement en couleur par une main anonyme.

Corps francs mixtes et hybrides

Du fait des hésitations gouvernementales, de l’origine des initiatives, de recrutement parfois difficile, il est possible de distinguer trois catégories de corps francs : intrinsèque, mixte, hybride. La première regroupe la plupart d’entre eux, d’initiative privée et formée en dehors de toutes autorités civile ou militaire, mais reconnus par elles ; la deuxième est constituée d’unités dont le recrutement n’est pas exclusivement girondin au sens d’habitant, pas forcément natif, de la Gironde ; la dernière sont des formations qui soit sont à la fois corps francs et autre chose, soit durant leur existence changent de nature.

Le 13 août 1870, James Fowler, dentiste américain 35 rue Huguerie, cherche à recruter cinquante hommes devant s’armer et s’équiper à leur frais. Le 27 il rabat ses prétentions à dix et a rejoint les Francs-tireurs d’Abzac-de Verdier (Paul vicomte d’Abzac et Macaire de Verdier) qui eux recrutent à Paris, dont l’aventurier écossais Harry Larkyns, également connus comme les Quarante gentilshommes de Paris ou simplement les Quarante. Dans une tenue grise, dès le 10 septembre ils se battent sur le Rhin, puis tentent de saboter le tunnel ferroviaire de Saverne.

Le 31 août 1870, Frédéric Audap, de Navarenx, et Jean-Charles Tailleuret, Palois habitant Bordeaux, lancent un appel aux Béarnais et Girondins. Le groupe compte alors 12 francs-tireurs (l’un d’eux préfère rejoindre les Tirailleurs girondins). Peu avant le 14 septembre ils fusionnent avec les Francs-tireurs de la Seine, dont un sergent recruteur vient compléter les effectifs à Bordeaux. Puis, avant le 7 octobre, Tailleuret et sa troupe sont versés aux Francs-tireurs de la Sarthe, dont il devient capitaine. Ce même mois il opère dans le secteur d’Épernon et Maintenon, couvrant les approches de Chartres. Le 9 novembre 1870, les survivants participent à la victoire de Coulmiers (Loiret) et font le coup de feu à Patay (Loiret) du 1er au 4 décembre 1870.

Autre corps franc mixte, la Légion des volontaires espagnols. Le comité central d’organisation, présidé par J. G. Dargance, est fixé à Bordeaux avec un siège qui change à deux reprises. En est membre Sansas, conseiller municipal et futur co-fondateur de la Société archéologique de Bordeaux. José Maria de Orense marquis d’Albaida et Fernando Garrido, députés républicains aux Cortès, sont les initiateurs. Le premier se fait fort de recruter dix milles volontaires outre-monts, pourvu que le gouvernement de la défense nationale les équipât et armât. Le premier contingent, de deux cents hommes, est annoncé le 29 septembre, et le comité accepte d’enrôler les Espagnols de Bordeaux. Des Bordelais hispanophones vont les rejoindre. Le 10 octobre la municipalité bordelaise leur vote une subvention de 50 000 F. Ils se remarquent par le port d’un large sombrero. Licenciés, un détachement rentre en Espagne passant par Bordeaux, au tout début de mars 1871, le gros de la troupe le faisant depuis Marseille. Indice qu’ils combattirent dans l’Est, probablement dans l’armée de Garibaldi dite des Vosges. Une liste imprimée, non datée, mais de la fin de la guerre ou de peu postérieure mentionne une Légion garibaldienne espagnole[1].

D’après cette liste, le 13 décembre 1870 sont formés à Bordeaux les Chasseurs du Midi, recrutés dans tout le Midi, comptant 3 officiers et 100 hommes, sous le commandement de Viale.

Hybrides, sont les Francs-tireurs girondins examinés plus loin, et les Tirailleurs girondins traités dans une précédente livraison[2].

Le 1er (et unique) régiment de mobiles à cheval[3], du colonel de Bourgoing, est à la fois mixte et hybride. Initié en Gironde, mais d’après la liste susdite formé à Périgueux en décembre 1870, il est un corps spécial de la garde mobile (au même titre que les ouvriers ou le génie) et considéré comme un corps-franc.

 

Projets et tentatives

Toutes les initiatives n’aboutissent pas. Certaines restent à l’état de projet ou d’ébauche. Le 17 août 1870, Bernard Redeuil propose au préfet la création d’un Bataillon La Tour-d’Auvergne, que le ministre de la Guerre refuse.

Une lettre du 22 décembre 1870, de la préfecture à la mairie de Bordeaux, fait état de la suggestion d’un certain Della Corte de former avec tous les réfractaires de la Garde nationale et déserteurs divers, un corps « disciplinaire » de francs-tireurs.

La Gironde du 28 septembre 1870 annonce que la Ville de Blaye a voté des crédits pour équiper et solder un corps de francs-tireurs, qui manifestement ne dépasse pas le stade d’ébauche.

D’autres connaissent un début de réalisation, sans toutefois aboutir. C’est le cas des Francs-tireurs Libournais, initiés par Blaizac et autorisés par les autorités civiles[4], ou d’une compagnie de francs-tireurs organisée à Langon, comptant 45 hommes, qui réclament au préfet 10 000 F et des encouragements pour achever leur organisation, dans une lettre non datée d’Étienne Nercam, l’un d’eux.

La Gironde publie, le 21 septembre 1870, la lettre du patron du café de la Paix 109 rue Porte-Dijeaux, en faveur d’une compagnie de cent cinquante francs-tireurs en cours de formation, commandée par Féaux. Nous n’en savons pas plus.

Le 29 septembre 1870, H. Esnard candidat malheureux du comité démocratique radical, sis 38 rue Judaïque, aux élections de mai précédent, lance un appel publié le 3 octobre, pour la création d’une Légion girondine. Elle doit compter 6 compagnies, 25 officiers et 760 hommes et se financer en campagne par ses prises sur l’ennemi. En attendant il réclame, devis estimatif à l’appui, le 7 octobre 1870 au préfet de la Gironde 170 000 F pour l’organiser. Le préfet ne peut répondre favorablement et Esnard d’accuser à demi-mot les autorités républicaines de trahison. Finalement la Légion se dissout le 15 octobre.

Jean-Paul CASSE.
Centre généalogique du Sud-Ouest

[1]. SHD Vincennes, GR Xk 62.
[2]. Mois scientifique d’Aquitaine, 411-413 (septembre-octobre 2020), p. 1-2, 5.
[3]. Mois scientifique d’Aquitaine, 399-400 (mai-juin 2019), p. 5.
[4]. Journal de Bordeaux, 19 septembre 1870.