Une invitation du magasin « AUX DAMES DE FRANCE » illustrée par Foujita

janvier/février 2017

Le magasin « Aux Dames de France » sis à Bordeaux aux numéros 11 à 19 de la rue Sainte-Catherine (aujourd’hui nommé « Galeries Lafayette »), inauguré le 21 septembre 1903(1) fut, pendant plusieurs décennies, le rendez-vous des élégances bordelaises. Son salon de thé, au charme discret, était essentiellement fréquenté par des personnes du sexe féminin, accompagnées de leurs enfants ou de leurs petits-enfants. Tous les rayons du magasin jouissaient d’un grand prestige du fait de la quantité et de la qualité des articles qui y étaient présentés au rez-de-chaussée et aux étages desservis par un lourd ascenseur aux grilles noires dont le liftier portait une veste aux revers ornés du sigle « D.F. » brodé en lettres d’or. Le rayon « Mode » était particulièrement célèbre dans tout le département de la Gironde. Sa notoriété était telle que le magasin organisait régulièrement dans ses salons privés des présentations de modèles de haute-couture conçus par ses créateurs (car on ne parlait pas alors de stylistes) ; il existait alors une marque de vêtements (pour hommes et pour femmes) « Aux Dames de France » fort renommée.

À cet effet, la direction de l’établissement faisait parvenir des invitations à ses clientes privilégiées pour qu’elles assistent au défilé. Cet envoi, confié à la poste, comprenait deux pièces : l’invitation et une carte d’entrée nominative pour pénétrer dans les salons privés. La plupart de ces documents, voués à une existence éphémère, n’existent plus aujourd’hui mais j’ai eu la chance de découvrir une de ces invitations dans un lot de vieux papiers ; malheureusement, la carte d’entrée qui l’accompagnait est manquante, c’est regrettable car elle comportait nécessairement la date et l’heure de la manifestation ; elle a certainement été remise par sa détentrice à un employé du magasin quand elle entra dans les salons privés.

Foujita 1

Cette invitation mesure 0,205 m de hauteur sur une largeur de 0,155 m ; elle comporte quatre pages, la première est ornée d’une reproduction en couleur d’un portrait de femme peint par Foujita (1886-1968) signé et daté de 1924 (en caractères latins et japonais) sous lequel on peut lire : « La Parisienne vue par le peintre Foujita chef de l’école japonaise moderne », la deuxième est blanche, la troisième comporte le texte de l’invitation et la quatrième indique qu’elle est une création des « éditions artistiques Robert Kahn, 29 rue des Pyramides à Paris ».

Fig. 2 - Texte de l'invitation

L’activité de cet éditeur n’ayant pas laissé de trace(2), la datation de notre invitation reste donc incertaine mais, d’après son aspect général, elle semble dater de la fin des années 1920 ou du début des années 1930. Il ne fait aucun doute que le choix de l’artiste et de l’éditeur qui habitaient tous deux à Paris pour illustrer une manifestation qui devait se dérouler à Bordeaux est une décision du siège social de la société Paris-France, sis à Paris qui, nous l’avons dit (voir note 1), régissait l’ensemble des magasins portant l’enseigne « Aux Dames de France » répartis dans toute la France. En effet, une consultation systématique des programmes de spectacles et des annuaires locaux de ce temps montre que, contrairement à ses concurrents, le magasin « Aux Dames de France » ne faisait pas paraître d’encarts publicitaires ; ses annonces et ses catalogues étaient rédigés au siège de la société ; notre invitation se situe donc dans la stratégie commerciale habituelle de l’entreprise. Il est normal que celle-ci, qui proposait à sa clientèle des articles à la dernière mode, ait fait appel à un artiste contemporain pour orner un document publicitaire mais il est fort douteux que l’œuvre du peintre japonais ait été appréciée des clientes qui, issues de la bourgeoisie, n’étaient guère réceptives à l’art moderne ; elles préféraient s’extasier à chaque Salon de la Société des amis des arts devant les portraits d’un académisme sans concession de Paul Quinsac ou de Roganeau. Je n’ai pas connu cette époque mais je me souviens encore de réflexions ineptes faites dans les années 1950 par des personnes pourtant intelligentes et instruites devant les portraits exposés au Salon de l’Atelier ; nombreuses étaient celles qui ne parvenaient pas à comprendre pourquoi un peintre de portraits ne s’en tenait pas à rendre une stricte ressemblance… À l’époque où parut l’invitation, Foujita, déjà célèbre dans la capitale, était presque un inconnu pour le grand public bordelais ; il n’avait exposé qu’une fois à Bordeaux (en 1924) au Salon de la société des amis des arts dans l’indifférence générale et n’avait pas renouvelé l’expérience. En province, il était davantage connu des bibliophiles car, en 1925, il avait illustré de ses bois-gravés Les aventures du roi Pausole de Pierre Louys, ouvrage paru avec un grand succès aux éditions Arthème Fayard.

Jean-François FOURNIER
Société Archéologique de Bordeaux

(1) Primitivement, le magasin avait été construit pour la Société anonymes des grands magasins du commerce et de l’industrie (l’inscription gravée dans la pierre existe encore), entreprise qui fit faillite deux ans après et dont le magasin fut racheté par la Société Paris-France qui administrait les magasins « Aux Dames de France » répartis dans toute la France. L’annexe des « Dames de France » sise rue Porte-Dijeaux fut inaugurée en 1927 ; elle est due à l’architecte Cyprien Alfred Duprat.
(2) À moins qu’il ne fasse qu’un avec l’imprimeur éditeur d’art Robert Kahn établi à la même époque à épinal.