L’homme et son alimentation

septembre/octobre 2010

Le premier de nos lointains ancêtres qui s’est coupé le pied sur un éclat du premier outil que venait de tailler le premier bricoleur de l’humanité a du penser que cette invention diabolique était sans avenir. Et pourtant… Que dire de celui qui le premier – sans doute alléché par l’odeur comme le renard de la fable – eut l’idée de goûter un morceau de viande grillée dans un incendie aussi naturel qu’effrayant ? La spirale infernale des inventions culinaires était née qui devait nous éloigner chaque jour un peu plus de la simplicité monotone de notre mère nature. Grâces soient donc rendues à l’épouse indolente qui préféra cueillir les grosses graminées germées sur son tas de détritus plutôt que de courir les champs, à l’écervelée qui oublia un peu de pâte à galette au fond de sa marmite, un peu de lait ou de bouillie d’orge dans une jarre. Le pain, le fromage et la bière étaient nés sur fond d’agriculture, d’élevage, de conserves et d’échanges. On sait ce qu’il en advint depuis !… Ferran Adria et sa cuisine moléculaire ne font que continuer le mouvement… pour le moment.

La cuisine, avec la parure, est sans doute l’activité qui permit au grand singe que nous sommes de devenir de plus en plus humain en favorisant son imagination, d’exercer au mieux ses cinq sens et d’assouvir sa quête de spirituel. Néandertal – on vient d’apprendre que nous sommes tous un peu des Néandertaliens(2) – offrait peut-être, déjà, de la nourriture à ses défunts et c’est sans doute en humant les doigts trempés dans la graisse odorante d’un pot-au-feu préhistorique aux plantes sauvages que l’on inventa le parfum, agréable aux dieux, agréable aux hommes. « Et c’est toujours ainsi, par une sorte de luxe, que le feu prouve son humanité. Il ne se borne pas à cuire, il croustille. Il dore la galette. Il matérialise la fête des hommes. Aussi loin qu’on puisse remonter, la valeur gastronomique prime la valeur alimentaire et c’est dans la joie et non dans la peine que l’homme a trouvé son esprit. La conquête du superflu donne une excitation plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir, non pas une création du besoin.(3) » Si manger est indispensable au maintien de la vie, que de superflu autour, que de curiosité aussi pour savoir ce qui est comestible ou non, bon à manger et bon à penser, permis ou défendu. Pas de religion sans rituel alimentaire ; symbolique ou réel, le sacrifice, fut-il humain – offrir à la divinité sa créature la plus accomplie – permet la communion des vivants, des morts et des dieux. Les aliments prescrits, permis ou défendus, les pratiques autorisées ou non suivant le temps, l’âge, le sexe des fidèles sont autant de points de repère, d’outils identitaires « Si le sel de la terre vient à s’affadir avec quoi salera-t-on ?(4) » …

MSA sept 2010 001
MSA sept 2010 001

D’accord, « tout fait ventre pourvu que ça rentre » disaient d’une façon un peu triviale les grands-mères périgourdines en servant la tarte au vinaigre ou le pain à la farine de racine de fougère. On peut se demander combien d’essais, d’échecs parfois tragiques il aura fallu pour savoir que l’amanite rougissante est parfaitement comestible alors que l’amanite panthère est parfaitement toxique, que le laurier-sauce, avant de couronner les lauréats, agrémentait agréablement les sauces alors que son cousin le laurier rose est un poison violent, et que s’il faut se garder comme de la peste des cerises du laurier-cerise, une moitié de feuille, pas plus, parfume agréablement une crème d’un léger parfum d’amande amère. Si les grands-mères périgourdines en avaient eu connaissance, elles n’auraient certainement pas renié Paracelse qui déclarait : « Rien n’est poison, tout est poison, c’est une question de dose ». De l’aliment au poison, du poison à la drogue, de la drogue au médicament, il n’y a qu’un pas. L’universel coca-cola, à l’origine, n’était rien d’autre qu’un médicament contre la diarrhée à base de noix de cola africaine, stimulante et défatigante, de feuilles de coca américaine qui permettent l’évasion, l’oubli de la faim… avant de devenir cocaïne ! En lui ajoutant du sucre, fruit du  » roseau à miel  » longtemps utilisé comme remède, le coca-cola a fait le tour du monde en compagnie des autres sodas. Sources de fortune pour les uns, de maladies pour les autres.

Une boucherie à Nouakchott (Mauritanie)
Une boucherie à Nouakchott (Mauritanie)

L’épidémie d’obésité actuelle en est une illustration. Glucides et lipides sont indispensables à la vie, mais quand trop, c’est trop, attention ! Dans nos pays où nous avons trop de tout, nous pouvons nous permettre de gaspiller ou de payer très chers des aliments bio (où l’on achète la terre qui l’entoure au prix de la carotte) ou des régimes que n’eut pas désavoués le Père Ubu. Le snobisme est un puissant moteur des comportements alimentaires. Mais qui parlera de l’obésité des pays pauvres -elle existe – lorsque l’on remplace les protéines par des glucides et des lipides, lorsque le repas est constitué d’un plat de riz ou de manioc arrosé d’huile de palme ou de coton ? On n’a pas faim, on n’est pas maigre, pour le reste… Quant aux guerres alimentaires, elles sont de tous les lieux, de tous les temps.

 

Grenier à mil en Mauritanie
Grenier à mil en Mauritanie

Justement, à propos du riz, du manioc et autres piments, les humains, ces incorrigibles touche-à-tout qui ne tiennent pas en place, n’ont eu de cesse depuis Homo erectus d’aller voir là-bas si c’était mieux qu’ici. En suivant rennes, mammouths, chevaux ou bovidés qui eux-mêmes suivaient leurs pâturages, ils ont fini par faire le tour de la planète. Les plantes les ont accompagnés, suivis et parfois précédés toutes seules. C’est, dit-on là-bas, le Prince Millet qui a donné le mil à la Chine, avant le riz venu de l’Inde, et ce sont les oiseaux qui l’ont amené en Afrique ou en Europe. Heureusement pour le millat landais avant que le « blé d’Inde » ne vienne le supplanter. Que seraient la pizza sans tomates, la paella sans riz, les frites sans pommes de terre… sans oublier les décors « à la fleur de pomme de terre » des faïences de Moustiers.

Aiguière aux petites armes de Bordeaux. Limoges, fabrique Blondeau, ca 1890
Aiguière aux petites armes de Bordeaux. Limoges, fabrique Blondeau, ca 1890

« Entre civilisations bien assises, ou à demi-assises, un échange continu de biens culturels est la règle. D’où des voyages, des mouvements : tout est emporté à la fois, aussi bien les hommes, eux surtout, que les animaux ou les plantes domestiques, que les techniques, les façons de penser, de voir, d’agir… ou que les plus modestes recettes de cuisine(5) » . C’est à la recherche des épices bien plus que de l’or que l’on a fait le tour de la terre, découvert des pays fabuleux, des nourritures étonnantes. C’est en nous frottant les uns aux autres que l’on a inventé des objets aussi bizarres qu’inutiles, porteurs de rêves et témoins de civilisations. L’inventaire des biens dressés à la mort de Charles V (1380) décrit ainsi les quatre cure-dents du roi : « un petit coutelet d’or à furger (gratter) dents à la lame émaillée de France (à fond bleu semé de fleurs de lys d’or) pendant à un petit lacet vermeil(6) » . Pas de civilisation qui n’ait inventé ses objets à manger, souvent bien plus précieux que les mets qu’ils accompagnent. Les arts de la table sont peut-être l’un des beaux-arts et assurément un puissant moteur économique : peut-on imaginer Limoges sans la porcelaine, Baccarat sans le cristal, le Japon sans la cérémonie du thé et l’Afrique sans calebasses ?

 

La bière, une boisson, divers contenant : chopes, verres, calebasses à bière de mil (Cameroun)
La bière, une boisson, divers contenant : chopes, verres, calebasses à bière de mil (Cameroun)

D’octobre 2010 à juin 2012, la SEHA se propose de voyager à travers l’univers alimentaire de l’homme, travaux pratiques à l’appui des conférences et sorties qui n’ont pas la prétention d’épuiser ce thème aussi vaste que les cultures humaines passées ou présentes, proches ou lointaines.

Chantal GAUTHIER,

Société d’écologie humaine et d’anthropologie

(1) BENSCH (Claude), BRENOT (Philippe), LACOMBE (Jean-Paul), RICHIR (Claude), Nature: mythe ou réalité ?, mémoire du Certificat international d’écologie humaine soutenu le 14/01/1977.
(2) Découverte sous la dir. de Svante Pääbo de l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutionniste, Le Monde, samedi 8 mai 2010.
(3) BACHELARD (Gaston), La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949.
(4) Nouveau Testament, Mathieu 5,13.
(5) BRAUDEL (Fernand),  » Alimentation et catégories de l’histoire « , in HEMARDINQUER (J.-J., dir.), Pour une histoire de l’alimentation, Armand Colin, 1970.
(6) CHAUMEIL (Pierre),  » Petite histoire du cure-dent « , in Cuisine et Vins de France, n° 364 (Mars 1981)