Les petits Savoyards(*)

mars/avril 2006

Des petits ramoneurs à Bordeaux dans les premières décennies du 19° siècle. Des conditions de vie difficiles. Ils n’ont pas été abandonnés

Joseph Jublin avait 10 ans quand il a vendu une de ses dents pour quelques sous; c’était pour ramener un peu d’argent à sa famille restée dans son pays. Ceci se passait à Bordeaux en 1827. De Joseph, on disait que c’était un « petit savoyard », un de ces enfants venus de bien loin pour ramoner en hiver les cheminées  ; les Alpes, il ne connaissait pas. Son pays à lui, c’était Blesle, une petite bourgade de la Haute-Loire. Par là, le Massif Central regarde vers la vallée du Rhône. Des vrais savoyards, il y en avait eu, il y en avait encore. Ils s’étaient établis à Bordeaux comme « frotteurs ».

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On rencontrait à Bordeaux d’autres troupes de jeunes. Ainsi les « francs savoyards à marmotte en vie ». Ils arrivaient au mois de mars présenter quelques bêtes curieuses, singes, souris blanches ou tortues. Ils ne restaient que quelques semaines. D’autres, enfants du Piémont, de Barcelonnette et des Pyrénées fourmillaient dans les rues quelques mois. Ils avaient mauvaise réputation.

Joseph et ses compagnons atteignaient Bordeaux au début de l’automne. Ils étaient partis d’une misère pour une autre sous la houlette d’un père, d’un grand frère ou d’un adulte qui les avait loués le temps d’une saison. Un long voyage, 400 kilomètres à peu près, par étapes de 50 kilomètres par jour, en sabots ou pieds nus. Des repas pris à la hâte près des croix plantées sur les chemins. Le coucher dans les granges. Au « quatrième chant du coq », tout le monde se levait. Les plus petits partaient les premiers, rejoints plus tard par les grands.

C’est dans des lieux sordides, du côté de la place de la Victoire qu’ils étaient hébergés. Des chambrées décrites comme d’une saleté repoussante. Une odeur pénétrante : les maîtres faisaient commerce de peaux de bêtes. Elles finissaient de sécher sur les murs. Peu ou pas de lits. Plutôt des grabats. Les sacs de suie, non vidés pouvaient faire l’affaire éventuellement. Un vestiaire réduit : ce que les enfants avaient sur eux. Le bonnet rouge qui devient vite noir. Il y a aussi les attributs du parfait petit ramoneur : genouillères, cordes, raclette et culasse.

Aux « premiers soleils de mars », les jeunes enfants reprenaient la route, en sens inverse.

Si on veut du pittoresque, on peut se contenter de ce qui a été écrit à leur sujet. : « qui ne les a pas rencontrés le long de nos grandes rues quand ils revenaient du travail, le visage tout barbouillé de suie, avec leurs beaux yeux plus noirs encore, leurs dents d’émail, leur aimable sourire, se traînant les uns à la suite des autres, courbés sous le poids du vieux sac qui chargeait leurs épaules, rempli de la noire et précieuse récolte ou des restes de nos festins qu’ils avaient été assez heureux de ramasser les premiers au coin de la rue ? »

Si l’on veut en savoir plus, il faut entreprendre la lecture de l’ouvrage rédigé par l’abbé Dupuch dans les années 1830.

L’auteur s’était intéressé à ces jeunes enfants. Il n’était pas le premier. Trente ans plus tôt, à Paris, l’abbé Fenelon, avant de périr guillotiné, avait créé une œuvre. Dans le même esprit, à Bordeaux, plusieurs ecclésiastiques avaient essayé de faire quelque chose pour ces enfants. Vers 1818, ce fut au tour du jeune abbé Dupuch de prendre la relève.

L’abbé était d’un naturel créatif et entreprenant. Ajoutons, en plus, un certain don de persuasion. Avant son départ pour Alger en 1838, il a été le premier évêque de ce territoire nouvellement conquis, il avait posé les bases d’un certain nombre d’œuvres dont certaines ont survécu pendant des décennies.

Son projet : la prise en charge morale et religieuse de ce petit peuple noir. Après plusieurs installations précaires, un local avait été trouvé place Henri-IV, en 1828. Là, ils pouvaient acquérir quelques notions de catéchisme. Ils pouvaient aussi faire leur première communion et recevoir, à cette occasion, une bague qu’ils gardaient précieusement.

Du pain
Délivrer les nourritures spirituelles ne suffisait pas. « Nous avions formé le projet d’assurer…quelques ressources des plus indispensables à notre famille adoptive, le pain strictement nécessaire » a écrit l’abbé Dupuch, pragmatique. De cette idée naquit « La Petite Œuvre des Savoyards ». Elle n’était composée que de jeunes enfants qui souscrivaient pour une somme modique (1 sou par mois) ; eux-mêmes recueillaient le plus grand nombre possible de pareilles souscriptions parmi les enfants, même les plus petits. Nombre d’associés maximum : 100 ; âge : au moins 7 ans. A 12 ans, ils cessaient d’être associés et devenaient souscripteurs. Quatre fois par an, les associés se réunissaient pour assister à une messe et présenter leur cahier de souscriptions. Prières et bénédictions étaient prévues pour donner tout son sens à ces manifestations. Telle qu’elle était définie, cette œuvre pouvait subvenir aux besoins en pain des jeunes ramoneurs.

Un souci de communication
Pour faire connaître son œuvre, l’abbé Dupuch a écrit un ouvrage, distribué un peu partout, dans les bonnes maisons : Les petits Savoyards ou essai sur l’œuvre des petits Savoyards. .L’intéressé était prêtre. Beaucoup de références religieuses dans ce recueil, ce qui était normal. Ce qui l’est moins, c’est la manière dont il a présenté la rencontre imaginaire (?) entre enfants du même âge : gosses de riches et enfants pauvres. Il imagine des entretiens, des saynètes. Ces enfants venus d’horizons aussi différents se parlent, cherchent à se connaître. Il y a Petit-Jean, Joseph et Jacques Aubijoux, Pierre Chazet; ils ont existé ; on trouve leurs traces dans les registres d’état civil. Par contre qui était Auguste, Henri, Amélie et Louise ? Des allusions à une maison de campagne : « les C » (la famille Dupuch possédait « Les Collines » à Bouliac). Le ton est enjoué, les enfants rient, se font des niches. On apprend beaucoup sur la vie dans la « montagne ». C’est parfois émouvant. Jamais désespéré.

La Petite Œuvre des Savoyards a survécu au départ de son fondateur en 1838. L’association des jeunes enfants a continué à faire des quêtes. Les plus grands prenaient sous leur protection spéciale 3 ou 4 petits ramoneurs et tentaient de leur inculquer quelques notions de catéchisme. En 1862, le local de l’Œuvre, rue de Lalande a subi de profondes modifications; les enfants ont été confiés aux prêtres de la Madeleine. Ce fut la fin progressive de l’association.

Pendant longtemps, ces « petits savoyards » devenus adolescents puis adultes revenaient sur la Gironde: ils étaient alors portefaix, décrotteurs ou frotteurs. Certains ne sont pas revenus au pays. Ils ont pris femme ici. Leurs enfants sont ils allés un jour à Blesle ?

Monique LAMBERT
Centre généalogique du Sud-Ouest

Dupuch (abbé Antoine Adolphe), Les petits Savoyards ou Essai sur l’œuvre des petits Savoyards, 2 e éd. revue, Bordeaux, Faye, 1833, p. 7.

L’ouvrage publié une première fois vers 1828 a été réédité à plusieurs reprises. Un exemplaire, malheureusement incomplet est aux Archives municipales, rue du Loup. Un autre se trouve à la Bibliothèque municipale de Bordeaux, à Mériadeck, où l’on peut consulter Croquis Savoyards du même auteur.

Pelleport (Vicomte de), Études Municipales sur la Charité bordelaise, I, L’enfance, Bordeaux, 1870.

 

(*) Pierre Badelle nous apporte une précision importante pour le devoir de mémoire :

« René François du Breil de Pontbriand, né à Pleurtuit le 22 mai 1705, suivi quelques temps la carrière des armes, puis entra dans l’état ecclésiastique et se consacra spécialement dès lors à l’œuvre dite « des petits Savoyards », dont il fut le véritable fondateur.

Avant lui, cependant, et dès la fin du XVIIe, la misère et le délaissement de ces pauvres enfants nomades avaient inspirés de charitables tentatives à plusieurs hommes vertueux, tels Bénigne Joly, chanoine du diocèse de Dijon ; Claude Hélyot, conseiller à la Cour des aides ; Claude Le Pelletier de Sousy, et l’abbé de Flamanville ; mais ces efforts isolés n’avaient produit que des résultats éphémères.

C’est en 1732 que l’abbé de Pontbriand entreprit l’œuvre de ses devanciers, en lui donnant un caractère permanent et régulier ; il trouva dans le Clergé de Paris plusieurs ecclésiastiques empressés à le seconder, et son zèle embrassa dès lors l’assistance et l’instruction, non seulement des Savoyards, mais de tous les ouvriers des rues de Paris.

« Le bon pasteur », dit l’auteur d’une monographie de 1878, « alla chercher ses brebis disséminées sur les différents points de la grande ville. Pour les atteindre, pour étudier les mœurs, les habitudes, les besoins d’un troupeau si mobile, il transporta successivement son domicile dans tous les quartiers de Paris. Ainsi connut-il au bout de quelques années toutes les stations où les ouvriers des diverses province et des diverses professions se tenaient pendant le jour et les habitations où ils se retiraient le soir. Le résultat de ses recherches est consigné dans un travail divisé en cinq parties, et cette statistique est un chef-d’œuvre de patience et de sagacité. »

Bientôt il établit des catéchismes et des écoles de charité fréquentées par plusieurs milliers d’ouvriers nomades, auxquels il distribuait, avec l’instruction religieuse, d’abondantes aumônes et des secours de tout genre. Malgré l’immensité des besoins, les ressources ne lui firent pas défaut, et la pieuse Marie Leczinska fut au premier rang de ceux qui lui vinrent en aide.

Il en publia quelques notices entre 1735 et 1743.

Il poursuivit son pieux apostolat jusqu’à sa mort, après laquelle il eut pour héritier de son zèle et de sa mission, le vertueux abbé de Fénelon, qui mérita d’être appelé l’évêque des Savoyards, mais que les larmes de ses enfants d’adoption ne purent sauver de l’échafaud révolutionnaire.

L’œuvre de tous les deux fut reprise par l’abbé Legris-Duval, et plusieurs fois ébranlée par les révolutions, en 1897, elle continuait de porter des fruits précieux.

Ce n’est donc pas l’abbé de Fénelon à l’origine de la création de l’œuvre, mais plusieurs personnes, dont quelques-unes citées ci-dessus,  en unissant leurs forces, comme les vagues font la marée, on créé ce mouvement humanitaire des « Petits Savoyards »

Source : Histoire Généalogique de la Maison du Breil, pages 207 à 209.