Le docteur Grateloup, naturaliste éclairé et paléontologue landais

septembre/octobre 2006
Dr Grateloup
Dr Grateloup

Le Dr Grateloup âgé, assis sur un fauteuil dans son cabinet, un « beau visage de savant » aux cheveux blancs (peinture de P. Corta d’après un cliché).

Jean-Pierre Sylvestre Grateloup (1782-1861) fut un savant éminent durant la première moitié du XIXe siècle. Bien que méconnu de nos jours, il laissa une oeuvre scientifique considérable dans toutes les disciplines de l’histoire naturelle, notamment en paléontologie. Médecin compétent, il consacra son temps disponible à des recherches éclectiques et approfondies, qu’il valorisa par une somme remarquable de publications illustrées de sa main. Il fut très actif à la Société Linnéenne et à l’Académie de Bordeaux. Pour des compléments, nous renvoyons le lecteur à notre article biographique de 2001 (Soc. Borda).

• Première période dacquoise (1782-1802). Né à Dax le 31/12/1782, troisième de 7 enfants, Sylvestre Grateloup fut d’abord instruit par son oncle Pierre Grateloup, supérieur des Carmes. Doué d’une grande capacité au travail intellectuel, il fit très tôt de solides humanités latines et grecques. Il allait souvent herboriser avec Jean Thore (1762-1823) dans la région dacquoise, s’initiant avec ce maître polyvalent à la géologie et à la zoologie. Puis un autre oncle, Jean-Baptiste (1735-1817), artiste graveur réputé, lui enseigna le dessin et « la gravure selon le procédé qu’il avait inventé ». Se destinant à la médecine, Sylvestre devint l’élève en pharmacie de M. Meyrac père, connu pour ses analyses des eaux thermales de Dax.

• Séjour montpelliérain (1802-1806). Il débuta, fin 1802, de brillantes études à la Faculté de médecine de Montpellier, soutenant sa thèse à 24 ans (2/12/1806), sur les maladies en relation avec les changements climatiques et la météorologie. Dans cette Faculté, il fut l’élève attentif du grand professeur de zoologie Draparnaud, qui développa chez lui la passion des sciences naturelles et de la malacologie (étude des mollusques). Il grava même pour son maître plusieurs planches de coquilles actuelles, intégrées dans la célèbre Histoire Naturelle des Mollusques (1805).

• Deuxième période dacquoise (1807-1822). Peu après sa thèse, il revint à Dax, et s’installa comme médecin. Compétent et disponible, il gagna rapidement une clientèle, devenant « le médecin des meilleures maisons de son pays », mais « ne refusant jamais de visiter les pauvres, de les aider de sa bourse, de les écouter surtout avec une patience admirable » (Cazenave, 1862). Dès 1807, la préfecture le chargea de réaliser une statistique du département des Landes ; il publia des parties de ce travail, dont un Tableau méthodique des Mollusques de l’arrondissement de Dax. En 1828 à Abesse, il découvrit avec « son excellent ami le Cdt Eugène de Laurens » la Férussine, « coquille univalve fossile tout à fait singulière ». D’autres sorties furent faites à Tercis avec son jeune frère Hippolyte. Sur la question des « basaltes » de Dax, alors controversée, Grateloup mena des observations en 1817 avec Palassou (grand géologue pyrénéen, créateur du terme d’ophite) à Dax et en Chalosse. En 1815, il découvrit un minéral cristallisé en aiguilles dans le « grünstein » (ophite) des Landes : « la Stilbite radiée, variété dodécaëdre de l’abbé Haüy ». Il fit aussi diverses sorties avec son ami Léon Dufour, entomologiste réputé. Il eut le mérite de valoriser ses observations par des publications dans les meilleures revues de l’époque. Désireux de s’ouvrir aux contacts scientifiques, il fit partie de sociétés savantes (e.g. Soc. Agric. Landes en 1812, Soc. philom. Paris en 1817, et correspondant en 1820 de l’Acad. Bordeaux et de la Soc. Linn. de cette ville). A partir de 1809, l’oncle Jean-Baptiste prit son neveu comme auxiliaire dans ses travaux de graveur. Mais c’est surtout pour la conservation du cabinet d’histoire naturelle de Dax, constitué des collections du savant dacquois Jacques-François de Borda d’Oro, ami de son oncle, qu’il fut un collaborateur très avisé. Par ailleurs, il fut aussi « l’un des membres les plus assidus du conseil municipal de Dax, et le premier suppléant du juge de paix ». On voit que le Dr Grateloup menait une existence fort occupée, mais une nouvelle charge lui fut donnée : médecin en chef des hôpitaux militaires de Dax (avec le Dr Thore) ; il soigna les soldats des campagnes d’Espagne (et les prisonniers espagnols). Il rédigea des articles médicaux, dont un Mémoire sur la fièvre typhoïde à Dax dans les hôpitaux militaires temporaires de la 11e division, en 1808 et 1809. La période dacquoise de Grateloup va prendre fin à la limite de 1822- 1823. Il épouse le 28/12/1822 à Saintes Marie-Victoire-Emma Carré de Sainte-Gemme, puis s’installe à Bordeaux.

• Période bordelaise (1823-1861). Le couple Grateloup eut deux enfants, Arthur né en 1824 et Clémentine née en 1825. À Bordeaux aussi, le Dr Grateloup gagna rapidement une clientèle nombreuse, grâce à ses qualités et son « art exquis avec lequel il questionnait et consolait » ses patients. Il mena des recherches approfondies en sciences naturelles, rédigeant de très nombreuses publications. Globalement, concernant les êtres vivants ou fossiles, Grateloup a surtout étudié d’une part les végétaux actuels (algues et plantes terrestres), d’autre part les gastéropodes (tertiaires et actuels). D’autres fossiles ont été traités : les échinides landais, des vertébrés marins, des mollusques comme les céphalopodes, les ptéropodes… S. Grateloup est mort à Bordeaux le 25 août 1861. P. Fischer affirme (Journ. Conch., 1862): « Il se consacra entièrement à la géologie et à la paléontologie du sud-ouest de la France, et tout le monde connaît les progrès immenses que ses travaux déterminèrent. On peut dire qu’il a créé l’histoire des faluns [sables coquilliers marins] de Dax ».

Galerites bordae, oursin miocène dédié par Grateloup à Borda d'Oro.
Galerites bordae, oursin miocène dédié par Grateloup à Borda d'Oro.
  • Grateloup et l’Académie royale (puis impériale) de Bordeaux. Cette institution créée en 1712 influença notablement les recherches régionales au début du XIXe s. Grateloup prit une part active aux travaux de l’Académie et y exerça des responsabilités importantes. Nommé « associé correspondant » à Dax (1820), il envoya plusieurs mémoires, qui furent analysés par l’Académie. Ainsi, le rapport sur L’ophite des environs de Dax souligne les qualités d’impartialité et de lucidité scientifiques de l’auteur, qui exprime des « considérations pleines de sagesse » (Lacour, 1820). Citons aussi Les antiquités de la ville de Dax (1821), et la Notice géognostique sur les faluns de Dax, illustrée de sa main (1822), qui valut les félicitations de l’Académie et « la médaille d’encouragement » à ce correspondant zélé. Puis, installé à Bordeaux, il fut admis comme membre titulaire (1823), avec des titres montrant que c’était déjà un érudit pluridisciplinaire reconnu. Il lut en 1823 un Aperçu sur les principes de la métaphysique et de la psycologie (sic), disposé suivant l’origine de nos connaissances, où il examine les passions et toutes les modalités de l’âme, concluant que la vertu fait la base de la morale, qui est à la fois la science des moeurs et des devoirs de l’homme. En 1825, il présenta une étude géognostico-chimique des volcans, puis le Rudiment d’une Pyrétologie fondée sur le type, considérant l’état fébrile comme l’effet d’une lésion irritative et s’efforçant de classer les diverses fièvres. Il participa en 1829 à la commission décernant le prix d’agriculture pour « l’emploi des faluns comme engrais ». En 1832, il faisait partie du conseil. En 1837, Grateloup fut élu Président de l’Académie. En 1838, il fut vice-président et en 1839 archiviste de l’Académie. Après un Discours de géo-zoologie fossile, il fit un long exposé sur Les avantages que l’étude de l’histoire naturelle offre à la médecine (1840). Il publia à l’Académie plusieurs mémoires de grand intérêt, e.g. un Catalogue des débris fossiles de Gironde (1840), ou la description dans les molasses miocènes de Léognan, du genre Squalodon (1840), que Pédroni (1845) nomma en son honneur Delphinoides Gratelupi (grand Cétacé longirostre). Citons aussi le volumineux Catalogue des mollusques terrestres et fluviatiles de la France continentale et insulaire (1855, signé « Dr de Grateloup », qui a alors obtenu la rectification de son état civil, ses ancêtres étant de noble lignée). Il fut nommé membre honoraire de l’Académie en 1859.
  • Grateloup et la Société Linnéenne de Bordeaux. Le Dr Grateloup prit une large part à la vie de la Linnéenne entre 1820 et 1842. C’est là qu’il publia le plus grand nombre de ses travaux naturalistes. Correspondant (1820), titulaire (1823), conseiller, puis vice-président (1838), il présida la Société en 1841-1842. À plusieurs Fêtes linnéennes, il lut un mémoire (sur Tercis en 1833, sur Léognan en 1840) et fut pendant plusieurs années « président de la section de géologie ».
  • Spécialiste reconnu de cryptogamie, e.g. d’algues, il produisit deux importants ouvrages de botanique landaise, la Florula littoralis aquitanica (1827) et la Cryptogamie tarbellienne (1835), et décrivit des végétaux nouveaux, comme la Daphne multiflora (1828), observée à Gaas. Il rédigea des notules à L’Ami des Champs : infirmant une prétendue propriété du vétivert des Indes pour garantir les étoffes des chenilles de teigne, il propose comme procédé efficace le papier imbibé d’alcool et d' »huile essentielle de thérébentine », ce qui « tue les teignes en peu d’instants dans un état convulsif remarquable » !
  • En géologie, ses travaux témoignent d’observations nombreuses et inédites. Son étude sur Tercis fit un point utile de cette « chaîne de roches crayeuses » encore peu connue. En 1835, parut son Précis des travaux géologiques de la Société depuis sa fondation.
étiquette manuscrite de la collection Grateloup.
étiquette manuscrite de la collection Grateloup.

C’est en paléontologie que Grateloup laissa la partie la plus importante scientifiquement de son oeuvre. Il décrivit un grand nombre d’espèces nouvelles, en particulier au sein des mollusques et oursins. Au total, il fournit environ 60 planches de fossiles, qu’il avait dessinées ou gravées. En 1836, il fut le premier à figurer des oursins fossiles des Landes, et même d’Aquitaine (32 figures et 60 taxons cités) ; plusieurs espèces créées sont encore valides (Fig. 2). En malacologie tertiaire, il fut un précurseur de premier plan. Il réalisa de 1827 à 1835 un vaste « Tableau » des coquilles des faluns des environs de Dax où il décrivit pas moins de 644 espèces, dont 215 nouvelles, puis rédigea six mémoires illustrés (1836-1840) et un grand Tableau statistique recensant les formes fossiles et celles encore vivantes (1838). Dans d’autres notes, il créa les genres de gastéropodes Neritopsis et Ferussina, et l’espèce Nautilus bordae. Il passa beaucoup de temps à classer sa collection, incluant pour certains spécimens jusqu’à 4 étiquettes successives (Fig. 3)..

La zoologie fut aussi une discipline de choix de Grateloup, pour les mollusques vivants. Dans la région dacquoise, il en recensa 100 espèces continentales (1829). En outre, deux notes, avec 4 planches (1840), concernent des mollusques exotiques nouveaux où il honora ses enfants en leur dédiant deux taxons, un Cyclostoma arthurii et une Scalaria clementinae.

Ce rapide portrait montre un esprit éclairé et brillant, un naturaliste illustre, en un temps où les savants étaient encore pluridisciplinaires. Il mena de front sa carrière scientifique et son activité de médecin reconnu et dévoué auprès des pauvres. « Grateloup, que la fortune morale avait pris par la main dès ses premiers pas dans la vie, avait l’amour de Dieu, la charité et l’humanité » (Cazenave, 1862). Son rôle de précurseur apparaît indéniable en paléontologie du Tertiaire marin d’Aquitaine. Il tint de son vivant une place importante dans les disciplines tant médicales que naturalistes, et eut une notoriété nationale. De nombreux auteurs lui dédièrent en hommage une grande quantité d’espèces, voire de genres comme les algues Grateloupia et Grateloupella, et le Bivalve Grateloupia. Son célèbre Atlas Conchyliologique (1847) (Fig. 4) regroupe des espèces récoltées dans le Bassin de l’Adour. Deux voies portent son nom, une impasse à Dax, une rue à Bordeaux.

Exemple de planche gravée par Grateloup (Atlas, 1847), les "Pyrules"
Exemple de planche gravée par Grateloup (Atlas, 1847), les "Pyrules"

CAHUZAC B. (2001). – Le Docteur Grateloup, naturaliste précurseur en paléontologie landaise. I- Aperçu sur sa vie et grands traits de son oeuvre scientifique. Bull. Soc. Borda, Dax, n° 462, p. 367-414.

CAZENAVE J.-J. (1862). – éloge du Dr de Grateloup, de Bordeaux. Béchet jeune libr., Paris, 35 p.

GRATELOUP J.-P. S. (1847). – Conchyliologie fossile des terrains tertiaires du Bassin de l’Adour (environs de Dax). Tome I: Univalves. Atlas (48 planches). éd. de l’auteur, Libr. Lafargue, Bordeaux.

Bruno CAHUZAC, Université Bordeaux 1

Société Linnéenne de Bordeaux