janvier/février 2018
C’est le 19 février 1746, dans une lettre à M. de Maurepas, ministre de la Marine, que François Fresneau évoque pour la première fois « la découverte sur un lait d’arbre mixionné tel que les Portugais font des sereingues(2) et autres choses utiles et curieuses ». Plus tard, dans un mémoire à l’Académie des Sciences, il parle de « la découverte qu’après quatorze ans de recherches… je fis à Cayenne de l’arbre Sereingue et de la résine élastique ». Il lui fallut attendre l’âge de 43 ans pour faire cette incroyable découverte.
De petite noblesse saintongeaise, il naquit le 29 septembre 1703, de François Fresneau de La Ruchauderie, écuyer, conseiller et secrétaire du Roi près la Cour des aides de Guyenne à Bordeaux et d’Anne Regnauld de La Gouremonnerie, qui apporta en dot la maison noble de La Gataudière(3) proche de Marennes, dont son mari devint naturellement seigneur ainsi que ses descendants.
En bon Saintongeais, les deux pieds sur terre et le regard vers la mer et les ailleurs, ingénieur de la Marine il partit pour les Colonies, au grand dam de sa mère.
« Monté à Paris » en 1726, il obtint son diplôme d’ingénieur à vingt-cinq ans et demande à partir pour n’importe quelle colonie. Las ! le voici atteint de la petite vérole, il en garda un visage grêlé. Ce qui n’empêcha nullement des succès féminins… Son voyage ajourné il retourne à Paris où il s’initie à l’astronomie, à l’Observatoire sous la direction de Cassini. Attendant une affectation, il lève un plan en relief de la maison de la marquise d’Ambres, épouse du lieutenant général de la Haute Guyenne. Il semble qu’une tendre amitié, qui ne se démentit point au fil des ans, l’ait uni à la belle marquise, sans que son époux en prît ombrage. Au XVIIIe siècle on avait du savoir-vivre ! C’est elle qui l’appuya auprès du ministre de la Marine, Maurepas, dont la confiance ne lui fit jamais défaut.
Enfin, le 19 août 1729, il est nommé à Cayenne, avec mission « d’y étudier et construire de nouvelles fortifications » en vue de défendre l’île, donc la Guyane – qui se réduisait alors à Cayenne, ou quasi – contre les Anglais qui y faisaient des incursions depuis New-York. En marge de sa charge d’ingénieur, Maurepas lui demande de « rechercher les végétaux susceptibles de compléter les collections du Jardin du Roi » et le présente à MM. du Fay et de Jussieu. Heureux temps où un ministre permettait à un obscur ingénieur charentais de côtoyer les plus grands savants du temps ! Alors il s’occupa des fortifications par devoir et de la botanique par plaisir.
Fin 1732 il embarque à Rochefort. Tout est nouveau pour lui mais quand même… « il n’y a guère dans le bourg de Cayenne… que cent cinquante cases d’assez mauvaise apparence qui ne sont bâties que de boue ; on enduit le dehors de bouse de vache, après quoi on blanchit par-dessus » écrivait en 1743 le médecin Pierre Barrère alors affecté à la Guyane. Ils devinrent très bons amis. La colonie était récente : le premier établissement français permanent y fut fondé en 1626 par quelques marchands de Rouen qui y envoyèrent une trentaine de colons. En 1637 furent construits le fort et le village de Cayenne que dut fortifier François Fresneau.
Bourreau de travail – mais que faire d’autre dans cette île du bout du monde ? -, deux mois après son arrivée il a déjà levé les plans des fortifications existantes, établi deux projets pour les nouvelles, trouvé un terrain pour sa « Botanie » et, en bon Charentais, fait une demande de concession pour l’établissement de marais salants, ce qui lui est refusé par une administration centrale aussi tatillonne qu’ignorante des réalités locales et sous l’influence immobiliste des gouverneur et ordonnateur. Durant quatorze ans il est en butte aux tracasseries administratives ; habitude dans toutes les colonies françaises, à toutes époques.
Alors il se console en inventant une grue pour les travaux de fortification, une machine à détruire les fourmis rouges qui dévastaient les champs de manioc et de cacao ; et bien sûr écrit à sa chère marquise ainsi qu’à Maurepas. En 1736 il s’installe « à la campagne », construit une habitation qu’il appelle La Fourmilière, achète huit nègres – il est homme de son temps -, possède sept vaches, sept chèvres, cultive canne à sucre, indigo, muscade et quatre mille caféiers. Il n’oublie pas d’envoyer régulièrement des objets de curiosité à du Fay(4).
L’année suivante, lors d’une permission il rencontre sa future épouse : Cécile Solain-Baron, fille d’un lieutenant de vaisseau de Rochefort. Bien sûr elle le suit à la colonie où naissent leurs huit enfants. En 1746, elle rentre en France avec leurs quatre enfants survivants dont trois décèdent peu après, sans qu’il puisse obtenir permission de les rejoindre.
C’est à partir de là qu’il se met activement à la recherche de l’arbre produisant la résine élastique que les Portugais utilisaient déjà en l’achetant aux « naturels » du pays. Il y avait été vivement incité par Charles Marie de La Condamine, devenu son grand ami. En 1744, celui-ci arrivait à Cayenne, de retour de son expédition de 1735 au Pérou pour déterminer la longueur d’un arc de méridien. Plutôt que de regagner la France par bateau il avait préféré traverser la forêt amazonienne, et tantôt à pied tantôt en pirogue, accompagné de quelques Indiens et d’un aventurier espagnol fuyant sa femme, il avait fini par arriver à Cayenne. En cours de route « il s’est trouvé que dans les forêts de la province d’Esmeraldas, j’ai eu à connaître d’un arbre désigné par les naturels du nom d’Hévé qui a la propriété étrange de laisser couler de son tronc, lorsqu’on l’incise, une sève blanche comme le lait et qui, après une exposition au soleil, brunit, se durcit mais reste toutefois souple »(5). Oui, mais quel était cet arbre ?
Aidé de quelques Indiens, parcourant la forêt guyanaise, remontant les cours d’eau en pirogue, François Fresneau s’attelle à la recherche de cet arbre mystérieux produisant « la résine appelée Cahuchu ».
C’est La Condamine qui, le 26 février 1751, présente le mémoire que François Fresneau, enfin revenu définitivement en 1748, à La Gataudière, y avait rédigé. Il y évoquait entre autres les usages que l’on pourrait en tirer : fabriquer des fourreaux de fusil, enduire les impériales et harnais de carrosses, faire des pompes d’incendie avec de la toile enduite et non du cuir, des habillements de plongeurs (!), des « parapluyes », des tentes pour abriter les soldats durant les bivouacs, des bottes, des manteaux… il fut donc l’inventeur de l’imperméable. Il passe sous silence le fait qu’il avait transformé en laboratoire quelques pièces de sa demeure. À son arrivée à Rochefort, Henri-François des Herbiers marquis de l’Estenduère, commandant la marine de ce port, lui remit la croix de Chevalier de l’Ordre royal et militaire de Saint-Louis avec une demi-solde annuelle de 600 livres.
En 1750 il a la douleur de perdre sa femme Pour toute famille ne lui reste qu’un fils aîné, mais la vie réserve des surprises : en 1751 il épouse une toute jeune fille, Anne-Marie Horric de Laugerie qui prend en charge le petit Charles âgé de onze ans. Pour elle il reconstruit La Gataudière, telle qu’on peut la voir aujourd’hui(6). Mais… mais les bonheurs domestiques ne peuvent suffire à cet esprit sans cesse en ébullition. Il fait des projets de fortification de l’île d’Oléron contre les Anglais, d’organisation des milices garde-côtes, de construction d’un canal entre la Seudre et la « rivière » de Bordeaux, afin d’échapper aux navires anglais, dans un mémoire qu’il soumet à Choiseul. Cela n’eut pas de suite, les caisses du royaume étant vides.
Le 25 décembre 1762, il envoie à l’Académie royale des Sciences de Bordeaux(7) un mémoire : Avantage que la patate a sur le froment démontré par le calcul, ainsi que sur les moyens de faire de la farine avec les racines d’arum, fougère ou asphodèle afin de lutter contre les famines toujours à craindre.
Il meurt à Marennes, le 25 juin 1770. Lorsque le cimetière jouxtant l’église est déplacé en 1841, personne ne réclame son corps, et sa pierre tombale disparaît. Sic transit(8)…
Nous remercions très sincèrement M. le Prince Murat de Chasseloup-Laubat de nous avoir fait visiter La Gataudière au printemps dernier et de nous avoir permis d’utiliser le titre de l’ouvrage de son oncle, le marquis de Chasseloup-Laubat.
Chantal GAUTHIER
Vice-présidente de la SEHASociété d’Ecologie Humaine et d’Anthropologie
(1) Titre emprunté au livre de François de Chasseloup-Laubat, son descendant direct (cf. bibliographie).
(2) Il s’agit de prosaïques poires à lavement ! L’époque en était encore aux clystères pour prendre médecine.
(3) Le nom de Gataudière peut venir de gat désignant d’anciens marais. À l’époque, Marennes, Brouage et plus largement la région comprise entre Seudre et Charente était « le pays des îles », sorte d’archipel comblé par les alluvions et dont ne subsiste plus que l’île d’Oléron.
(4) Malgré la distance et la lenteur des communications on a peine à imaginer l’intensité des relations entre métropole et colonie.
(5) Jacques Berlioz-Curlet.
(6) La Gataudière est toujours habitée par les descendants de François Fresneau, la famille Murat de Chasseloup-Laubat. En 1794, une petite fille de François Fresneau, Anne-Marie Julie épousa son lointain cousin François de Chasseloup-Laubat, futur général et commandant en chef du Génie sous Napoléon Ier. En 1923, Magdeleine de Chasseloup-Laubat épousa le prince Achille Murat. On peut visiter les jardins, se risquer dans » le parc aventure « , louer des salles pour des évènements.
(7) Existe-t-il encore, aux Archives de Bordeaux-Métropole ?
(8) Il y a une rue François-Fresneau à Marennes et une avenue François-Fresneau à Paris, XIIe arrondissement.
Bibliographie :
BERLIOZ-CURLET (Jacques), L’arbre seringue, le roman de François Fresneau, Paris, Nouvelles éditions Bordessoules, 2009.
CHASSELOUP-LAUBAT (François de), François Fresneau, seigneur de la Gataudière, père du Caoutchouc, Paris, éd. Plon, 1942.