Du rôle social de la nourriture en Périgord, jadis et maintenant

mai/juin 2014

Le Périgord n’a pas toujours été le pays de cocagne alimentaire que ce seul nom évoque aujourd’hui.

Il y a un siècle, un siècle et demi au maximum, pour beaucoup de Périgourdins la seule chose à partager était plutôt la pénurie.

Région totalement enclavée, à l’exception de quelques grandes propriétés du Périgord Vert ou Blanc et maintenant des grands vignobles du Bergeracois, c’était plutôt, et c’est encore, un pays de polyculture sur de petites exploitations données en métayage beaucoup plus qu’en fermage. Aujourd’hui, la plupart des agriculteurs sont propriétaires.

La nourriture monnaie d’échange

Jadis, aux limites des propriétés se trouvaient les bordiers qui vivaient dans des bordes, petites maisons d’une ou deux pièces allouées par un propriétaire à un brassier, c’est à dire à celui qui ne possédait que ses bras, et à sa famille. En fait c’était des ouvriers agricoles que l’on employait lors de travaux saisonniers et que l’on payait en nature : ration de blé, seigle, pommes de terre, un tonnelet de piquette. Un petit jardin potager jouxtant la maison, quelques volailles dont on vendait les œufs au marché, un cochon nourri de glands et dont on vendait ou échangeait les meilleurs morceaux, parfois une chèvre pour le lait, permettaient d’améliorer l’ordinaire, le braconnage aussi, de même que les produits de cueillette. Leur situation était particulièrement instable puisque le propriétaire pouvait les faire déguerpir quand bon lui semblait sans autre forme de procès. Ce régime de borderies(1) devait durer pratiquement jusqu’à la fin du XIXe siècle, même adouci sous le Second Empire(2).

Photo 1 - Borde (XVIIIe siècle ?), La Clède des Durands, Bourgnac, près Mussidan (cl. de l’autrice)
Photo 1 - Borde (XVIIIe siècle ?), La Clède des Durands, Bourgnac, près Mussidan (cl. de l’autrice)

Les métayers jouissaient d’une situation nettement plus enviable. Le propriétaire leur devait un logement en bon état ainsi que le gros outillage nécessaire aux travaux agricoles. Toutes les productions, animales ou végétales, étaient partagées à égalité entre propriétaire et métayer. Si, en général, on élevait au moins deux cochons, les volailles et les œufs, une fois prélevée la part du propriétaire, n’étaient pas consommées, sauf une vieille poule ou un vieux coq à l’occasion, mais servaient de monnaie d’échange sur les marchés ou, sous forme de rente annuelle, pouvaient permettre d’acheter ou de louer un lopin de terre, et à force, on arrivait à devenir propriétaire à son tour. Il en était de même des céréales, dans une moindre mesure des fruits et des légumes. Le gros bétail, les bœufs, et plus souvent les vaches, servaient avant tout d’animaux de trait. Le remplacement en incombait au propriétaire. Les veaux étaient vendus sur les marchés aux bestiaux. Contrairement aux moutons élevés pour la laine, le porc était extrêmement valorisé puisque sa viande fraiche, salée ou confite, pouvait entrer dans le circuit des redevances diverses.

1. Les redevances en nature

« L’an 1609, a payé Anne Descamps pour la Malsangnye : froment deux pugnerées, seigle deux pugnerées, avoyne deux quartons(3) trois pugnerées, poulle une et argent trois sols ». Il en est ainsi jusqu’en 1627 où elle a payé « froment deux pugnerées, seigle deux pugnerées, avoyne deux quartons cinq pugnerées, poulle une, argent trois sols trois deniers ». Il s’agit ici de redevances féodales d’où leur apparente stabilité(4).

Cet ordre monétaire, si l’on peut dire, devait durer pratiquement jusqu’à la fin de la guerre de 1914. Œufs, volailles, mesures de grains ou de farine, noix ou quartiers de porc se troquaient sur les marchés contre des vêtements, des galoches ou du pétrole pour les lampes apparues à la fin de l’autre siècle. C’était encore en nature que l’on payait impôts et taxes diverses. À plusieurs reprises, la réquisition des farines pour les besoins de l’armée provoqua de violentes émeutes, aussi bien en ville que dans les gros bourgs. Assimilées à une monnaie d’échange, leur réquisition était considérée comme une spoliation, même si tout le monde comprenait que les « poilus » avaient besoin de pain. La peur des anciennes famines n’était pas si éloignée pour qu’on les ait oubliées, l’ombre de la pénurie trop présente pour que l’on acceptât de bon cœur de partager sa farine.

2. Partage et proximité

À défaut d’auberges pratiquement inexistantes sauf en ville, et encore, c’était les notables des villages, à commencer par les nobles et Dieu sait s’il y en avait ! qui pratiquaient l’accueil des étrangers de passage. C’est ainsi qu’encore au début du XXe siècle mes arrière-grands-parents, au petit village de Marquay, tenaient « table ouverte ». De jour comme de nuit, tout étranger qui se présentait était sûr d’avoir un bol de soupe et le vin pour le chabrol(5) ainsi qu’un lit pour dormir dans une grange. Il pouvait rester le temps qu’il voulait, on ne lui demandait rien. Il était malgré tout bien vu qu’il se rende utile.

Le vivre et le couvert étaient également assurés aux gens de petits métiers tels les tisserands qui se rendaient de maison en maison afin de tisser lin, chanvre ou laine, filés par les femmes de la maisonnée. Comme les matelassiers, ils se déplaçaient avec les « bois de métier », nourris et logés sur place. À leur famille, lorsqu’ils en avaient une, ils ramenaient quelques hardes, quelques mesures de grains, un quartier de lard plus ou moins rance, un peu de vin.

Avec des modes de vie très voisins, la proximité était souvent grande entre métayers et propriétaires. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, l’un de mes arrières-grands-oncles et son épouse habitaient le château de Laussel, parfaitement inchauffable l’hiver. Alors à la mi-novembre, le métayer arrivait avec charrette et tombereau où l’on entassait les affaires de l’oncle et de la tante, à commencer par le lit, et la famille allait s’installer à la métairie pour deux ou trois mois. On partageait la même chambre, la pièce commune, les enfants partageaient les mêmes paillasses en balles d’avoine. Bien sûr on partageait la nourriture puisqu’aussi bien c’était le métayer qui produisait tout, mais ils buvaient le vin de l’oncle, les femmes et les enfants se contentaient de piquette. Si c’est un exemple personnel ce n’est en aucun cas un fait isolé, bien au contraire.

Photo 2 - Château de Laussel
Photo 2 - Château de Laussel

Autarcie et mode de vie

1. Chacun chez soi, chacun pour soi.

En fait, pratiquement jusqu’en 1914 on ne consommait guère que ce que l’on produisait. Les repas consistaient en soupe terminée par le chabrol, pommes de terre en sauce au lard plus ou moins rance accompagnées de haricots, choux, carottes et autres racines ou bien des châtaignes et du lait. Les dimanches, on agrémentait d’un morceau de porc salé ou confit ou d’un civet de lapin si l’on avait eu la chance d’en attraper. Ceux du clapier, c’était pour le marché avec les œufs et les volailles, un agneau ou un chevreau à la saison : c’était toujours les meilleurs morceaux qu’on y portait. On n’achetait de viande de boucherie que trois fois par an : le jour de la fête votive du village, à Pâques et à Carnaval où l’on se régalait d’un bouilli de bœuf ou de veau. À Noël on mettait au pot une vieille poule de réforme ou un vieux coq trop fatigué pour jaliner(6) ses poules.

Dans ce contexte de précarité un rien suffisait à déséquilibrer les rations familiales. Comme dans les traditions d’accueil il était impensable, si quelqu’un se présentait au moment du repas de ne pas l’inviter à partager la soupe et le chabrol, par bienséance, on évitait de frapper à la porte à ce moment-là. Même l’été on mangeait porte fermée.

Au-début de la guerre de 1914, lorsque les poilus périgourdins recevaient un colis, habitués à vivre chacun pour soi, ils s’isolaient pour manger le pâté familial alors que les ouvriers des villes accoutumés aux partages syndicaux mettaient tout en commun. Les paysans périgourdins finirent par les imiter et tout partager. Ceux qui revinrent rapportèrent ces habitudes avec eux(7).

Les invitations étaient rares en dehors des mariages et surtout des enterrements et, bien sûr, lors des gros travaux saisonniers : fenaisons, moissons, vendanges où, afin d’éviter les jalousies, les menus étaient invariablement les mêmes : soupe de légumes, viande en sauce type daube ou civet, viande rôtie, en général une ou deux volailles réservées à cet effet et une tourte aux fruits pour finir. Pour les mariages, la viande en sauce parfois précédée d’un poisson, était remplacée par le bouilli aux quatre viandes : bœuf, veau, porc, poule. C’était aussi montrer que l’on avait « de quoi ». Les hommes buvaient du vin, les femmes et les enfants en restaient à la piquette, l’eau étant considérée comme dangereuse. À la fin du repas on ne dédaignait pas une goutte de « ratafia » maison. Après la Grande-Guerre, l’usage du café ramené par les soldats s’installe peu à peu.

En cas de métayage, et même de fermage, il appartenait au propriétaire – le maître – d’offrir ce repas festif ainsi que la boisson. Tandis que lui et ses fils ou ses gendres s’asseyaient à table avec les hommes, son épouse, ses filles ou ses brus restaient à la cuisine avec les autres femmes où la confection du dessert leur incombait : les œufs et le beurre nécessaires étaient alors produits de luxe. Il était également d’usage que les maîtres de maison offrissent le repas de mariage de leurs domestiques ainsi que le trousseau et la robe de mariée dans le cas d’une jeune fille. Il en était de même du repas de funérailles.

2. Festins pour tous

À partir des années 1950, signe de l’augmentation du niveau de vie et à l’imitation des citadins, le menu des festins traditionnels va s’augmenter, entre la soupe et la viande en sauce, de hors-d’œuvre, crudités et charcuteries diverses, d’une entrée de poisson, puis de fromages. L’apéritif devient habituel.

Aujourd’hui on assisterait plutôt à une inflation alimentaire pour ne pas dire à une consommation ostentatoire, notamment en ce qui concerne le festin de plantation des « mai »(8) après les élections municipales où tout le village est convié. Il ne s’agit même plus d’offrir de la nourriture mais bien d’écraser le ou les vaincus…. qui attendent leur revanche au prochain scrutin. Depuis une vingtaine d’années c’est à un traiteur que l’on confie le soin de ces agapes, pratiquement les mêmes chez tous les élus. Aux dernières élections municipales, dans un petit village de la vallée de la Crempse, Bourgnac (300 habitants), quelques nouveaux élus et nouveaux venus dans la commune avaient émis l’idée de faire un « mai » commun devant la mairie. Horreur ! Ce ne fut qu’un cri « on veut nous priver de repas ! » et on leur fit rapidement comprendre qu’il n’en serait rien. Chacun son « mai », chacun chez soi !

C’est ainsi que dans ce contexte, et depuis longtemps, la nourriture a valeur de langage social, voire de langage politique, qui complète sinon remplace sa fonction de monnaie d’échange.

Chantal GAUTHIER
Société d’écologie humaine et d’anthropologie

(1) À voir le nombre de patronymes en Borde, Borderie, Laborderie, on peut se dire que ce genre de situation n’était pas exceptionnel.
(2) Le type de ces bordiers est donné, avec une certaine exagération malgré tout, dans le roman d’Eugène Le Roy, Jacquou le Croquant.
(3) Pugnerée ou pognère = poignée = 4,5 l. Quarton = 27 l. Mesures de solides ou liquides variables suivant les villes. Ici il s’agit des mesures de Sarlat.
(4) Extrait des archives de la famille Rouffignac à Marquay et de la partie « enregistrement par Jean-Baptiste Rouffignac et ses prédécesseurs du paiement de leurs fermages, 1609-1667 ». Inédit.
(5) Chabrol (ou chabrot en d’autres lieux) : reste de bouillon chaud auquel on ajoute une rasade de vin et que l’on boit directement à l’assiette à calotte. Considéré comme particulièrement roboratif, il était consommé par tout le monde, les enfants y avaient droit vers leur dixième année, c’est à dire quand ils étaient assez fort pour travailler aux champs ou à la maison.
(6) Jaliner, du vieux français géline c’est à dire poule.
(7) Rapporté par mon grand-père maternel émile Rouffignac.
(8) Il s’agit d’un mât planté devant la maison de l’élu, issu d’un jeune pin coupé tout exprès sur sa propriété et auquel on laisse quelques branches sommitales. Il est décoré de guirlandes, couronnes, drapeaux tricolores. C’est au volume de ces décorations que se mesure la popularité de l’intéressé puisque ce sont les électeurs qui les offrent. L’origine en remonterait à la Révolution aux arbres du mois de mai déjà garnis de branches vertes que l’on plantait en l’honneur de quelqu’un.